─ J'ai
bien compris que vous vouliez un billet, mais pour quelle
destination ?
La
jeune dame assise derrière la vitre du guichet gardait son calme.
Cet homme semblait particulièrement désorienté, il n'était
pourtant pas ivre.
─ Où
part le prochain train ?
Elle
leva les yeux vers l'écran et lut machinalement sans un regard vers
lui :
─ Lyon-Part-Dieu,
Paris-Lyon.
Elle
remarqua qu'il tenait une carte bancaire entre deux doigts. Son
regard froid et brillant lui laissa penser qu'il avait récemment
pleuré. Elle fut soudain prise de sympathie pour cet homme qui
paraissait très malheureux. Elle prit un ton plus doux :
─ Où
souhaitez-vous aller, Monsieur ?
Peut-être
la douceur de sa phrase, l'homme lui adressa un grand sourire et
sembla soudain très détendu...
─ Va
pour Paris !
Puis,
pendant qu'elle pianotait sur son clavier, il ajouta :
─ Si
vous voulez, je vous emmène à Paris avec moi. Il vous suffit de
sortir deux billets...
L'incongruité
de sa réflexion ne se traduisit chez la jeune dame que par un léger
regard en coin accompagné d'un sourire poli.
─ Départ
dans sept minutes, précisa-t-elle en lui tendant le billet.
Elle
regarda cet homme s'éloigner vers le quai. Il titubait très
légèrement. Sans bagages...
Avant
de s'adresser au client suivant, elle eut une pensée pour lui. Bien
qu'elle ne sût rien de sa vie, elle imaginait déjà que ce voyage
Avignon-Paris aurait pour lui des conséquences importantes...
Arrivé
dans la voiture, il consulta rapidement les numéros des sièges et
vit avec satisfaction que celui côté fenêtre que l'ordinateur lui
avait attribué était face à un autre siège, une table les
séparant. Au moins, il aurait de la compagnie, c'est plus facile
d'engager la conversation avec quelqu'un qui se trouve en face de
soi. Les deux autres places qui se faisaient face côté couloir
étaient déjà occupées par un couple d'une cinquantaine d'années.
Au
moment où il allait s'excuser auprès du couple pour rejoindre son
siège, une jeune dame se présenta à son tour. Tout le monde se
retourna vers elle. Jolie, blonde, cheveux courts, assez mince, elle
était vêtue d'un jean et d'un chemisier blanc. Elle ne portait
qu'un petit sac et ne semblait pas avoir d'autre bagage. Elle
souriait en montrant à tous son billet qui portait bien le numéro
du quatrième siège.
Le
TGV avait maintenant pris de la vitesse. L'homme et la femme côté
couloir feuilletaient chacun, en silence, un magazine et nos deux
voyageurs sans bagages regardaient poliment le paysage en échangeant
par intermittence de légers regards discrets et timides.
L'homme
aurait bien engagé la conversation avec cette fille qui l'attirait
déjà. Mais, le couple côté couloir le gênait, comme s'il avait à
lui confier des choses plus intimes. Pour parler franchement, il
aurait aimé lui parler sans témoins. Pourquoi attachait-il tout à
coup de l'importance à cette personne qu'il ne connaissait que
depuis un quart d'heure ?
Il
eut tout à coup une idée, et la regardant bien dans les yeux :
─ Je
boirais bien un café... ça vous dit ?
Il
fut surpris de voir avec quelle rapidité et quel enthousiasme elle
acquiesça.
Ils
se levèrent, s'excusèrent encore une fois auprès du couple et se
dirigèrent vers le wagon-bar. Les légères secousses du train les
déséquilibraient par moment et l'homme eut la chance de poser la
main sur le dos de la fille pour l'empêcher de basculer en arrière,
ce qui constitua pour lui une bonne entrée en matière.
Avant
même de commander les cafés, l'homme se tourna vers la femme et lui
dit doucement, presque au creux de l'oreille :
─ Je
m'appelle Pierre... et vous ?
Elle
le regarda tendrement comme s'il lui avait déjà fait une
déclaration d'amour :
─ Moi,
c'est Christine !
Elle
lui tendit sa tasse avec un gentil sourire et Pierre continua :
─ Vous
êtes parisienne ?
Son
sourire se figea quelque peu :
─ Ça
dépend... je suis parfois à Paris et d'autres fois en Avignon.
Elle
attendit qu'à son tour, il précise son lieu de vie. Mais il dévia
sur un autre sujet.
─ Je
ne suis pas marié... J'aurais pu... mais c'est comme ça... je suis
célibataire.
Christine
fut surprise de cet aveu qui semblait refléter, chez lui, un débat
interne.
─ Moi,
je le suis... mariée... Elle avait failli dire qu'elle ne l'était
plus mais ce n'était pas encore le moment. Puis elle relança...
─ Vous
ne m'avez pas dit où vous habitiez... Avignon ? Paris ?
─ Ben...
ni l'un, ni l'autre... Enfin... si... dernièrement j'ai habité
Avignon.
Christine,
les sourcils légèrement froncés essayait de comprendre. Cet homme
paraissait vraiment bizarre... Elle s'apprêtait à rejoindre leurs
places quand Pierre relança la conversation :
─ Je
suppose que vous allez rejoindre votre mari à Paris ?
─ Euh...
non... mon mari... est resté sur Avignon... Et vous ? Ah oui,
pardon ! Vous êtes célibataire ! Donc vous n'allez pas
rejoindre votre femme... Elle voulut rire pour tenter d'atténuer le
ridicule de sa réflexion.
Mais
le visage de Pierre changea brusquement, devint très soucieux.
─ En
réalité, je viens de quitter une femme.
Christine
réalisa la gravité de sa phrase et son sourire disparut.
─ Excusez-moi...
Je pense avoir dit une bêtise...
─ Ne
vous excusez pas. Vous ne pouviez pas savoir... Finalement, ça tombe
bien, j'ai envie d'en parler... et vous êtes la seule personne à
pouvoir m'écouter.
Christine
resta immobile, se demandant si c'était bien le moment pour elle de
recueillir les confidences d'un homme manifestement éprouvé par une
rupture récente. Il faut dire qu'elle avait d'autres soucis mais
elle se voyait mal refuser ce dialogue et prit sur elle de l'écouter
poliment.
─ Ça
ne vous dérange pas, Christine, qu'on reste dans le couloir pour
parler ? Nous serons plus libres ici.
Elle
nota qu'il l'avait appelée par son prénom. Elle pensait que
l'histoire que cet homme s’apprêtait à lui raconter était
certainement très banale par rapport à ce qu'elle avait vécu
elle-même. Christine n'était pas du genre à faire des confidences,
surtout au premier venu...
Pierre
restait immobile, le regard vague. Il ne savait manifestement pas par
où commencer son récit. Christine décida de l'aider.
─ Vous
la connaissiez depuis longtemps, cette femme... que vous avez
quittée ?
Pierre
tourna la tête vers elle et mit un certain temps à réagir.
─ Je
l'ai rencontrée il y a six mois, à Paris. Elle était belle. J'ai
fondu devant ses yeux, d'un bleu lumineux...
Christine
l'interrompit :
─ Pourquoi
dites-vous « était » ? elle doit l'être toujours,
belle... même si vous l'avez quittée.
Pierre
resta un moment silencieux et poursuivit son récit sans relever la
remarque de Christine.
─ Tout
allait bien entre nous. On s'entendait parfaitement. Nous étions
heureux. Je pensais avoir eu beaucoup de chance de la rencontrer.
Christine
avait entendu cent fois cette histoire de grand amour qui devait
durer toujours et qui se brise lamentablement devant le premier
écueil. Elle attendait la suite.
─ Et
alors, que s'est-il passé ?
─ La
semaine dernière, elle m'a prévenu qu'elle devait se rendre
rapidement à Avignon au chevet d'une tante malade.
Christine,
très pensive, le regardait sans dire un mot.
─ J'ai
eu un doute parce que je savais qu'elle n'avait pas de tante, même
éloignée...
Il
resta silencieux quelques instants comme pour prendre son élan.
─ Vous
savez, Christine, je ne suis pas jaloux et pas curieux non plus...
mais j'ai eu le sentiment qu'elle me cachait quelque chose. J'ai
fouillé son sac et j'ai trouvé sur un papier une adresse. Sur l'île
de la Barthelasse, à Avignon. Je pense que vous connaissez... cette
île du Rhône, tout près du centre-ville, presque inhabitée.
Christine
le fixait intensément.
─ Et
après, qu'avez-vous fait ?
Pierre
tremblait et tentait en s'agrippant à la rambarde du couloir de
cacher cet état.
─ Après ?
répéta-t-il, après j'ai patienté deux jours. J'attendais un
message ou un coup de téléphone, mais rien... rien de rien...
Pierre
regardait machinalement le paysage par la vitre puis son regard
revint sur Christine.
─ N'y
tenant plus, j'ai fini par prendre le TGV pour Avignon. Il m'a été
facile de trouver l'adresse. Une maison isolée au milieu des
vergers.
Christine
avait le cœur qui battait la chamade. Toujours debout dans le
couloir, les mains crispées sur la rambarde, elle attendait
impatiemment la suite de l'histoire.
─ J'y
suis arrivé ce matin. La porte de la maison était grande ouverte.
Je me suis approché...
Pierre
était bouleversé. Il avait du mal à retenir ses larmes. Christine
posa sa main sur son épaule pour l'encourager à poursuivre son
récit.
─ Et
là, au milieu de la pièce, elle était là... entièrement nue...
allongée sur le sol... dans une mare de sang... morte... et à côté
d'elle, il y avait un homme, nu aussi, mort aussi...
─ Qu'avez-vous
fait, alors ?
─ J'ai
vite réfléchi. Si quelqu'un m'a vu, je pourrais être accusé. Je
ne suis pas rentré plus loin et je n'ai laissé aucune trace. Je
suis reparti très vite à pied jusqu'à la gare TGV, au moins cinq
kilomètres et j'ai pris le premier train.
Christine
restait silencieuse et revoyait la scène. Elle s'était doutée de
ce qu'elle allait trouver en arrivant à Avignon. Elle avait pris en
partant le pistolet que son mari gardait dans sa table de nuit. Elle
s'était cachée dans les arbres près de la maison et avait attendu
qu'ils rentrent en amoureux serrés l'un contre l'autre. Quand elle
avait ouvert brusquement la porte, ils étaient là, tous les deux
nus, et elle avait tiré sans s'arrêter. Elle avait vidé son
chargeur sur son mari et sur cette femme qu'elle ne connaissait pas.
Personne n'avait dû entendre les coups de feu dans ce quartier isolé
en campagne. Après avoir jeté le pistolet dans le Rhône, elle
était revenue tranquillement en ville et avait pris un taxi pour la
gare.
Elle
regardait maintenant Pierre avec un léger sourire.
─ Si
on nous interroge, on dira qu'on a passé la nuit ensemble en
Avignon...
─ Merci,
répondit Pierre, souriant à son tour.
Roger VELLA